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Depuis l’apparition de la pensée grecque, les mathématiques ont continuellement progressé pour devenir l'étalon avec lequel se mesure l’ordre du monde. Après des siècles perdus à regarder des graphiques inutiles tels que ceux permettant de calculer des taxes et impôts ou illustrant le cours de la bourse, des graphiques interactifs permettent aujourd’hui à chacun de visualiser les relations complexes entre des observations ou des mesures du monde réel, tout en évitant de confondre les causes à l’origine de certains phénomènes et les conséquences qui découlent de ces mêmes phénomènes.
Selon Edward Tufte dans son fantastique "The visual Display of Quantitative Informations", le premier graphique construit sur une abscisse et une ordonnée aurait été produit vers l'an 1100 et représentait l'inclinaison des orbites planétaires sur l'équateur en fonction du temps. Dans un éclair de génie, un moine aurait essayé de représenter ce qu'il copiait en projetant les chiffres sur un espace significatif plutôt que de les aligner dans un tableau qui leur aurait au mieux servi de prison. Ce fut le premier d'une longue série de graphes illustrant l'évolution d'un phénomène en ordonnée en fonction du temps qui passe en abscisse. Les chronologies sont évidemment à l’honneur dans une humanité préoccupée par le temps qui passe, et pendant très longtemps les graphiques ont montré une évolution au-delà des jours, des saisons, des ans, des siècles. Plus tard seulement, quelques mathématiciens représentèrent l’évolution conjointe de deux phénomènes en fonction de leur interaction, et le graphe moderne naquit. Mais l'analyse morphologique s'intéresse tout d'abord aux formes plutôt qu'à leur calcul...
Plusieurs fois dans l’histoire humaine, des chercheurs tels que Buffon, Goethe, Darwin, Haeckel avec ses célèbres planches et sa formule « l’ontogenèse retrace la phylogenèse » ou encore D’Arcy Thompson ont eu l’intuition qu’il n’existe jamais qu’une infinité de variations autour de quelques formes primordiales.
Source: Denizot, Atlas des fossiles
Si toutes les espèces d’une même famille ne sont que la variation particulière d’une même forme primordiale, réussirez-vous à visualiser la forme sur laquelle se sont construites tous les autres bivalves?
D'arcy Thompson, Forme et croissance
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Les mathématiciens ont commencé par enfermer le monde réel dans une géométrie dont il fallait accepter tous les axiomes, puis se sont peu à peu demandé ce qui se passerait si divers degrés de liberté étaient appliqués sur un cercle. En 1917, D'Arcy Thompson publia Forme et croissance dans lequel il présenta une étude systématique des formes naturelles. Ayant étudié successivement l'importance de la taille et l’effet d'échelle, la forme des cellules ainsi que des tissus résultant de forces élémentaires comme la pression superficielle ou la capillarité, la géométrie des squelettes de radiolaires ou les spirales se développant parfois en cornes, en dents ou encore en défense, il établit une relation entre la forme et l’efficacité mécanique: la matière finirait par épouser la forme qui assure la résistance maximale tout en utilisant le moins possible de matière. Certaines des figures du chapitre final, souvent citées, démontrent qu’il est simple de dessiner un genre animal à partir d’un autre en modifiant le système de coordonnées dans un nouveau système, que ce soit par compression ou par dilatation linéaire, logarithmique ou exponentielle. Il faudra toutefois scrupuleusement respecter la position relative de chaque partie de l’organisme étudié sur la grille se déformant ainsi dans tous les sens. |
D'arcy Thompson, Forme et croissance
Il y a encore une réticence face à cette proposition de décrire le monde en déformant des chiffres et des courbes. Pour certains, c'est la complexité des techniques opératoires qui est rebutante, pour d'autres, c'est le manque de rigueur apparent du choix de la méthode qui pose problème. Ainsi, comprimer un cercle le transforme en ellipse comme l’avait si bien compris Kepler, alors que cisailler une grille ou encore appliquer une échelle logarithmique dans deux directions opposées fera apparaître de nouvelles formes, cordées par exemple, ou avec une pointe plus ou moins marquée à l’apex selon la forme originelle. Suivant le type de transformation de l’espace choisi, le crabe Geryon deviendra Paralomis ou Lupa.
D'arcy Thompson, Forme et croissance
Dans la folle poursuite des espèces se chassant l’une l’autre, le déroulement trop rapide du film de la Terre fait croire que les formes deviendraient toujours plus complexes, alors que c’est généralement seulement la décoration superficielle qui change, comme illustré par les trois poissons ci-dessus. Chaque poisson correspond exactement au même schéma de base, avec seulement une perspective légèrement différente entre chaque espèce. Dérouler plus sereinement le film de la chronologie géologique de la planète a aussi l’avantage de mettre en évidence la lenteur ainsi que la constance des changements affectant une espèce.
D'arcy Thompson, Forme et croissance
Au-delà de la nécessité d’ouvrir plus grande la gueule du poisson pour avaler ses proies ou au contraire d’aplatir le corps pour tromper la vision de son prédateur, il n’y aurait donc que minime déplacement de matière lors de tout changement de fonction?
Les espèces pluricellulaires avaient tout au début de leur évolution un métabolisme à mi-chemin entre la future plante et le futur animal: une simple cavité qui filtre l’eau de mer pour en extraire les éléments dissous du bout des cils vibratoires du corallite . L’idée d’une cavité centrale fera merveille et sera reprise par les animaux qui choisiront la mobilité comme moyen ultime de conquête spéciste, alors qu’au contraire les végétaux préféreront rester sur place tout en ayant la possibilité de se régénérer aussi souvent que cela sera nécessaire: la plasticité végétale répond ainsi à l’agilité animale. |
Haeckel, les formes artistiques de la nature
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L’idée qu’un concept aussi primitif qu'une forme primordiale suffise à expliquer la forme du monde matériel questionne la plupart des philosophies, idéologies et religions qui dominent le monde des idées. Au-delà de l’espace se pose aussi la question de savoir si le temps est une variable ne pouvant se dérouler que dans un sens. Si une forme peut en devenir une autre par simple déplacement de matière, alors il devrait être possible de passer de n’importe quelle forme à une autre dans un sens ou dans l’autre. Sur Terre, le temps semble ne se déplacer que dans un sens puisque les formes ne se seraient succédées que dans un ordre bien précis.
D'arcy Thompson, Forme et croissance
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D'arcy Thompson, Forme et croissance
Pourquoi une transformation du poisson à gauche en poisson à droite serait-elle possible alors que la réciproque de droite à gauche ne pourrait exister?
Comment expliquer l’explosion du vivant qui se propage comme un train d’ondes déformant l’espace alentour et ne revenant jamais en arrière, comme illustré par cette image flamboyante ? |
Il faut bien accepter l’hypothèse d’un temps qui se déroule dans un seul sens, mais trouver une explication géométrique qui expliquerait cette succession de points de rupture permettrait un cadre conceptuel plus correct des déformations.
D’Arcy Thompson propose une solution parmi ses dessins même s’il ne l’évoque pas directement. Pour décrire la transformation d’un rhinocéros primitif à gauche en tapir moderne à droite, le système de coordonnées a été comprimé de façon différentielle entre l’avant et l’arrière du crâne, ce qui se traduit par une courbure du réseau.
D’Arcy Thompson propose une solution parmi ses dessins même s’il ne l’évoque pas directement. Pour décrire la transformation d’un rhinocéros primitif à gauche en tapir moderne à droite, le système de coordonnées a été comprimé de façon différentielle entre l’avant et l’arrière du crâne, ce qui se traduit par une courbure du réseau.
D'arcy Thompson, Forme et croissance
Or en passant un crayon tenu verticalement par-dessus ou par-dessous la grille de déformation, il ne suivrait plus le même chemin, sautant à des endroits différents d’une surface continue à la suivante, en fait à chaque fois que la dérivée de la grille de déformation changera de signe. A l'avant du crâne il n'y a pas de différence entre un sens ou l'autre, à l'arrière du crâne il y a rupture de la continuité spatiale dans le temps.
D'arcy Thompson, Forme et croissance
Appelée Fronde par René Thom, le mathématicien théoricien des catasrophes, ce simple pli d’une surface suffit à créer un point de rupture au-delà duquel le phénomène devient irréversible. Lorsque le verre est plein, le niveau ne monte plus mais le verre déborde, lorsque suffisament de matière a été déplacée, une forme nouvelle émerge, imposant une direction unique au temps qui passe. C’est donc bien dans un espace à 4 dimensions qu’il faudra appréhender l’étude des déformations du paysage. L'autre conséquence de cette petite démonstration est qu'il faut toujours considérer une forme dans son mouvement car elle évolue continuellement (Argand le grand tectonicien explique cela très bien dans la section qui lui est consacrée ici)
Pourquoi cette longue introduction qui semble bien éloignée de la géomorphologie qui décrit les formes du paysage? Elle est aussi soumise à des forces qui déplacent la matière pour atteindre un équilibre transitoire. La mesure de la réalité préalable à toute analyse comprend toujours une marge d’erreur, mais la source d'erreurs la plus fréquente est de mesurer un phénomène et d'en étudier un autre. Voilà pourquoi la description des composantes géométriques d’un paysage doit être effectuée préalablement à toute tentative d'explication géomorphologique.