La musique recommandée pour cette section The weeknd After hours
Bien sûr, fin 2020, l'exploration de la géographie physique telle que conçue par de Martonne était une conséquence d'un confinement imprévu. Mais, de façon inattendue, l'insuffisance de dessiner le monde et la cécité de celui qui cherche à conformer à tout prix une théorie a lavé le regard de mauvaises habitudes, et soudain la lecture du traité d'Emile Argand sur la Tectonique de l'Asie s'est imposé comme prochaine étape d'initiation, non pas vers une compréhension plus complète de la tectonique, mais comme voie à suivre pour voir le monde avec des yeux neufs. La seconde moitié du texte intial d'Edward Tufte décrit d'ailleurs parfaitement ce que doit être l'objectif de celui qui veut voir, apprendre, agir et douter...
Un siècle après sa publication, la tectonique de l'Asie reste un mystère dans la littérature géologique, car non seulement elle résume plusieurs milliers d'articles - comme la Face de la Terre de Suess - mais propose une lecture de la formation des montagnes qui donne le vertige même après l'émergence de la tectonique des plaques, tellement le point de vue semble aujourd'hui encore inatteignable à la plupart d'entre nous.
Au delà de ce qui peut sembler une fixation sur la géologie, il s'agit ici d'explorer la création intellectuelle d'un être exceptionnel dans sa capacité de visualiser dans les trois dimensions et dans le temps un espace aussi énorme que l'Asie. Tout comme le regard de Leonard de Vinci transforme tout ce qu'il ausculte en nouvelle connaissance de valeur universelle, essayer de comprendre ce qu'Emile Argand voyait ouvre des perspectives nouvelles qui laissent les yeux écarquillés devant le monde nouveau qui apparaît soudain.
Au delà de ce qui peut sembler une fixation sur la géologie, il s'agit ici d'explorer la création intellectuelle d'un être exceptionnel dans sa capacité de visualiser dans les trois dimensions et dans le temps un espace aussi énorme que l'Asie. Tout comme le regard de Leonard de Vinci transforme tout ce qu'il ausculte en nouvelle connaissance de valeur universelle, essayer de comprendre ce qu'Emile Argand voyait ouvre des perspectives nouvelles qui laissent les yeux écarquillés devant le monde nouveau qui apparaît soudain.
La première figure propose une visualisation ... de l'écoulement d'une masse rocheuse mis en mouvement par un large mouvement tangentiel: les filets d'écoulement sont représentés en lignes discontinues dont la flèche indique le sens d'écoulement. Sur les bords, l'écoulement d'une masse permet à des plis de se former alors que le segment central concentre le gros de l'afflux et le gros de l'énergie de déformation. Les deux bords se replissent et forment des chainons de montagnes, long de dizaines, centaines, milliers de kilomètres.
Bienvenue dans la démesure des visions d'Argand.
Bienvenue dans la démesure des visions d'Argand.
Il pose ensuite deux socles solides sur lesquels la masse rocheuse va s'encastrer, freinant la matière sur les bords et l'obligeant à se réorganiser en chaînons se pinçant vers l'arrière.
Dans l'origine des espèces, Darwin décrit dans une prose admirable les durées géologiques et explique comment un temps suffisant permettra d'abord de raser des montagnes, combler tous les océans, puis de modifier très lentement chaque espèce vivante. Argand reprend cette vision du temps long et l'applique à un continent entier se déplaçant. L'unité de temps en est le million d'année et celle de l'espace s'exprime en kilomètres carrés par centaines et par milliers. Argand raisonne de plus sur une épaisseur de plusieurs dizaines de kilomètres, non par esprit de spéculation gratuite, mais par nécessité logique et surtout parce qu'il en est capable.
Dans l'origine des espèces, Darwin décrit dans une prose admirable les durées géologiques et explique comment un temps suffisant permettra d'abord de raser des montagnes, combler tous les océans, puis de modifier très lentement chaque espèce vivante. Argand reprend cette vision du temps long et l'applique à un continent entier se déplaçant. L'unité de temps en est le million d'année et celle de l'espace s'exprime en kilomètres carrés par centaines et par milliers. Argand raisonne de plus sur une épaisseur de plusieurs dizaines de kilomètres, non par esprit de spéculation gratuite, mais par nécessité logique et surtout parce qu'il en est capable.
Ici, toute couleur ajoutée n'est que barbouillage, même une coloration tentant d'ajouter une touche dramatique n'ajoute rien à la puissance d'évocation de cette figure. Son argumentaire est sans réplique, mais il faut bien tendre l'oreille pour entendre le chant qu'écoutait ce tectonicien inspiré.
"Les volumes, les surfaces, les lignes, en un mot les structures qui composent un édifice tectonique ne sont pas tout: il y a le mouvement qui anima, qui anime encore ces choses, car l'histoire continue et nous vivons, sans privilège d'aucune sorte, à un instant quelconque de cette grande affaire. Nous dirions volontiers qu'il y a une tectonique en arrêt et une tectonique en mouvement. La première, c'est l'art de définir l'état présent des structures(...). En arrêt par son attitude devant les choses, cette tectonique-là ne saurait se suffire, car les choses, elles, ne s'arrêtent pas. La tectonique en mouvement ce serait, au terme, une tectonique achevée, une histoire ininterrompue des déformations de la planète, où tous les témoignages viendraient se relier sans lacune. Cet idéal est irréalisable, mais longtemps encore on s'en approchera pourvu que la tectonique en arrêt, point de départ obligé, soit vraiment élucidée dans toute la mesure où il se peut et pourvu que l'art, délicat et subtil entre tous, d'y remettre le mouvement, soit pratiqué avec justesse. Car vous ne pouvez voir le mouvement comme vous voyez les structures, à la manière d'un objet qui pose à plein: ce mouvement, vous devez le recréer par la pensée; le conduire de manière à expliquer, tout au long des âges, les témoignages conservés; le suggérer enfin par l'image".
A la deuxième page , toute la différence avec l'approche suivie par de Martonne est explicitée, nous invitant à une ballade dans un univers parallèle dont Argand ébauchera quelque plan.
"Les volumes, les surfaces, les lignes, en un mot les structures qui composent un édifice tectonique ne sont pas tout: il y a le mouvement qui anima, qui anime encore ces choses, car l'histoire continue et nous vivons, sans privilège d'aucune sorte, à un instant quelconque de cette grande affaire. Nous dirions volontiers qu'il y a une tectonique en arrêt et une tectonique en mouvement. La première, c'est l'art de définir l'état présent des structures(...). En arrêt par son attitude devant les choses, cette tectonique-là ne saurait se suffire, car les choses, elles, ne s'arrêtent pas. La tectonique en mouvement ce serait, au terme, une tectonique achevée, une histoire ininterrompue des déformations de la planète, où tous les témoignages viendraient se relier sans lacune. Cet idéal est irréalisable, mais longtemps encore on s'en approchera pourvu que la tectonique en arrêt, point de départ obligé, soit vraiment élucidée dans toute la mesure où il se peut et pourvu que l'art, délicat et subtil entre tous, d'y remettre le mouvement, soit pratiqué avec justesse. Car vous ne pouvez voir le mouvement comme vous voyez les structures, à la manière d'un objet qui pose à plein: ce mouvement, vous devez le recréer par la pensée; le conduire de manière à expliquer, tout au long des âges, les témoignages conservés; le suggérer enfin par l'image".
A la deuxième page , toute la différence avec l'approche suivie par de Martonne est explicitée, nous invitant à une ballade dans un univers parallèle dont Argand ébauchera quelque plan.
Sur cette image à l'aspect si simple glisse une masse de roches mise en marche par un mouvement tangentiel venant du haut de l'image - Sur sa marge gauche, l'énergie se disperse, la viscosité opposant une résistance croissante, et un arc de plissement se met en place en surface.
Avant de commencer son exposé, Argand propose deux hypothèses géométriques et mobilistes:
"Il n'y a pas de synthèse tectonique sans la vision d'un continu à trois dimensions en train de se déformer."
"Les chaînes de montagnes ne sont pas toujours réductibles à un seul type de structure: c'est plus haut, dans le mouvement même, qu'est le principe d'unité explicative."
Avant de commencer son exposé, Argand propose deux hypothèses géométriques et mobilistes:
"Il n'y a pas de synthèse tectonique sans la vision d'un continu à trois dimensions en train de se déformer."
"Les chaînes de montagnes ne sont pas toujours réductibles à un seul type de structure: c'est plus haut, dans le mouvement même, qu'est le principe d'unité explicative."
Il propose ensuite quelques autres principes importants, qu'il ne se donne d'ailleurs pas la peine d'expliquer en détail, trop pressé d'entrer dans le vif du sujet.
"Ce n'est pas seulement en plan que les chaînes, les nappes et les plis subissent l'influence des obstacles: c'est au total, en volume." [Rappelez vous une des premières figure que propose de Martonne, plaquant un monde sphérique sur un plan].
"Nous verrons qu'Il n'est pas de mouvements verticaux qui ne puissent être regardés comme les effets directs ou indirects de déformations en volume dans lesquelles prévalent, à l'ordinaire, les jeux horizontaux."
" L'art de ressusciter, ne fût-ce qu'en image, le jeu complexe des déformations découvre, avons-nous dit, le point de vue animateur de la tectonique tout entière: de ce centre recréé s'aperçoivent encore, comme en un cadre mouvant où tout s'enchaîne sans s'arrêter, les conditions dynamiques et tectoniques de l'histoire stratigraphique et du développement morphologique(...)"
"N'en doutons pas: dans ce grand jeu de la tectonique, de la stratigraphie et de la morphologie, c'est la tectonique en mouvement, la déformation, qui mène le reste."
"Ce n'est pas seulement en plan que les chaînes, les nappes et les plis subissent l'influence des obstacles: c'est au total, en volume." [Rappelez vous une des premières figure que propose de Martonne, plaquant un monde sphérique sur un plan].
"Nous verrons qu'Il n'est pas de mouvements verticaux qui ne puissent être regardés comme les effets directs ou indirects de déformations en volume dans lesquelles prévalent, à l'ordinaire, les jeux horizontaux."
" L'art de ressusciter, ne fût-ce qu'en image, le jeu complexe des déformations découvre, avons-nous dit, le point de vue animateur de la tectonique tout entière: de ce centre recréé s'aperçoivent encore, comme en un cadre mouvant où tout s'enchaîne sans s'arrêter, les conditions dynamiques et tectoniques de l'histoire stratigraphique et du développement morphologique(...)"
"N'en doutons pas: dans ce grand jeu de la tectonique, de la stratigraphie et de la morphologie, c'est la tectonique en mouvement, la déformation, qui mène le reste."
Un saut dans l'espace-temps
La décennie 1960 a vu exploser la géologie traditionnelle avec l'émergence de la tectonique des plaques, une révolution selon la terminologie de l'épistémologiste Popper, c'est-à-dire un changement de paradigme fondamental qui sépare un avant d'un après.
Un des articles fondateurs, Plate tectonics and geosynclines de Dewey et Bird, a été cité des centaines de fois depuis 50 ans. Il contient cette série de coupes qui ont converti des générations de géologues à la tectonique des plaques. Pourtant, leur graphisme laisse fort à désirer. lorsquôn les compare aux figures qu'avait dessiné Argand un demi-siécle plus tôt.
Un des articles fondateurs, Plate tectonics and geosynclines de Dewey et Bird, a été cité des centaines de fois depuis 50 ans. Il contient cette série de coupes qui ont converti des générations de géologues à la tectonique des plaques. Pourtant, leur graphisme laisse fort à désirer. lorsquôn les compare aux figures qu'avait dessiné Argand un demi-siécle plus tôt.
En 1922, Argand publiait une figure similaire en contenu, au graphisme bien plus léché, soutenant une vision de la tectonique construite sur de grands mouvement horizontaux de volumes!
Pourquoi cette figures n'a-t-elle pas réussi à faire adopter l'idée de la mobilité des continents un demi-siècle plus vite?
Dans "La nature et la pensée", son livre testament, Gregory Bateson explique que "les processus de la perception sont inaccessibles. Seuls les résultats sont conscients et ce sont eux, bien entendu, qui sont nécessaires. Les deux faits généraux qui, selon moi, sont le début d'une épistémologie empirique sont que d'une part, je suis inconscient du processus de formation des images que je vois consciemment, et que, d'autre part, dans ces processus inconscients, j'emploie tout un éventail de présuppositions qui feront partie de l'image finale" (La nature et la pensée, Edition du Seuil, 1984).
Cette approche théorique permettrait de répondre à la question ci-dessus en insistant sur la différence des présuppositions d'Argand et des géologues pendant un demi-siécle, le premier profondément convaincu de la dynamique d'une tectonique en trois dimensions, les autres convaincus de la fixité des continents car incapables d'en imaginer un principe moteur.
Voici une biographie d'Emile Argand pour découvrir ce personnage hors du commun.
Pourquoi cette figures n'a-t-elle pas réussi à faire adopter l'idée de la mobilité des continents un demi-siècle plus vite?
Dans "La nature et la pensée", son livre testament, Gregory Bateson explique que "les processus de la perception sont inaccessibles. Seuls les résultats sont conscients et ce sont eux, bien entendu, qui sont nécessaires. Les deux faits généraux qui, selon moi, sont le début d'une épistémologie empirique sont que d'une part, je suis inconscient du processus de formation des images que je vois consciemment, et que, d'autre part, dans ces processus inconscients, j'emploie tout un éventail de présuppositions qui feront partie de l'image finale" (La nature et la pensée, Edition du Seuil, 1984).
Cette approche théorique permettrait de répondre à la question ci-dessus en insistant sur la différence des présuppositions d'Argand et des géologues pendant un demi-siécle, le premier profondément convaincu de la dynamique d'une tectonique en trois dimensions, les autres convaincus de la fixité des continents car incapables d'en imaginer un principe moteur.
Voici une biographie d'Emile Argand pour découvrir ce personnage hors du commun.
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